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15 décembre 2016

L’HEGEMONIE PAR LES FLUX NON COMPTABILISABLES



Série : Assise culturelle de l’exploitation néocoloniale


Cet article et les trois suivants cherchent à montrer que l’inégalité culturelle, l’emprise par les significations demeurent à la base des échanges Nord-Sud. Dans bien des cas, le nivellement des motivations et des comportements sert de façon décisive l’expansion commerciale. Tenant pour acquis que l’économique a affaire par-dessus tout à l’homme, il y a lieu de fournir une appréciation des relations interculturelles et de leur place dans le champ des échanges internationaux.
        

Echanges mesurables et non mesurables

Les faits et mécanismes économiques ont tellement focalisé l’attention qu’il peut sembler que les liens entre nations se limitent aux composantes matérielles. Réduire la vie internationale aux seules relations d’ordre économique, c’est faire abstraction des multiples flux entre les ensembles culturels qui, dans une large mesure, échappent à tout repérage chiffré. Se cantonner aux échanges strictement quantifiables, c’est rejeter dans les «données étrangères à l’approche économique» les actions culturelles asymétriques et l’entreprise de conditionnement menées par les nations dominantes. La prépondérance extraterritoriale de ces nations, l’essor de leurs échanges commerciaux, leur mainmise sur les choix d’autrui ne s’expliqueraient, selon la conception courante, que par des supériorités manifestement palpables.
Avec les marchandises, les idées et modèles traversent les continents, concrétisent les champs d’exportation. F. Perroux note que « l’échange d’informations ne se fait pas sans échange de produits, mais l’échange de produits ne se fait pas sans échange d’informations ». (1) Les flux de marchandises agissent sur les flux de produits culturels, lesquels réagissent sur les premiers. Ainsi, à travers les biens importés par les nations du Sud, ce sont bien souvent les manières de vivre européennes qui s’implantent dans ces nations, devenues plus ou moins des marchés captifs pour les grandes industries. 
Les centres industriels, qui produisent et répandent des biens matériels, ont prouvé leur capacité à répandre une symbolique permettant de faire accepter la domination. Selon Perroux, «toute nation de culture et de développement anciens est un ensemble de centres de développement économique, mais aussi de foyers de recherche et de diffusion intellectuelles et culturelles». (2) Le clivage qui s’opère entre les groupes de pays dans le domaine commercial se retrouve au plan culturel entre les pays récepteurs et les pays émetteurs d’images, d’attitudes et de significations.
Ce qu’on appelle fallacieusement «le dialogue des cultures» n’est-il pas un monologue imposé par les plus forts ? De même que l’ex-métropole maintient son hégémonie militaire, impose les règles économiques, elle affirme chaque jour davantage sa supériorité au plan psychoculturel. Le drame des nations du Sud, c’est à la fois d’être éloignées du Nord et d’y être étroitement subordonnées. Elles ne bénéficient qu’accessoirement de l’activité, des commodités, de l’élan que celui-ci recèle ; mais c’est du Nord qu’elles reçoivent les impulsions, les modèles et les idéaux. Le monde a rétréci considérablement : des patinoires sont créées au Koweït et au Bahreïn et nombre de magasins à Casablanca célèbrent les fêtes de Noël et de St-Valentin.

Si dans telle ex-colonie française on consolide l’enseignement du français en continuant de reproduire le système d’éducation établi par la puissance-mère, il est certain que les exportations de livres français s’en trouveront réconfortés. (3)
La proportion de francophones dans la population mondiale, estimée aujourd’hui à environ 4%, pourrait doubler en 2050, en raison essentiellement de l’essor démographique des pays africains usant officiellement du français. A cette date, 85% des francophones dans le monde seraient des Africains. C’est souligner «l’enjeu capital que représente le continent africain pour l'avenir de l'impérialisme français. Car, les autorités françaises savent pertinemment que la préservation de la domination linguistique marque également la préservation de l'influence politique et économique française sur le continent africain». (4)
L’emprise linguistique s’inscrit bel et bien dans un projet de domination de grande ampleur. Au Congo (RDC) – pays de 75 millions d'habitants, regorgeant de ressources stratégiques – la France s’emploie à faire durer la primauté de sa langue. A travers cette langue, ce sont en fait les impératifs marchands qu’il s’agit de préserver. Un membre de l'ambassade de France à Kinshasa l’a dit sans ambages : «celui qui met la main sur le Congo Kinshasa, et cela passe par la domination linguistique, aura gagné un marché incommensurable. […] Avant d'imposer le français à tous les Congolais, nous devons faire en sorte que la langue des affaires reste le français». (5)


La culture, agent des relations économiques internationales

La multiplication des échanges internationaux, l’ouverture croissante des communautés humaines, la diffusion de plus en plus large de codes culturels, tout semble devoir affirmer une certaine vocation à «l’universalité». L’extension des moyens d’information «a joué, au moins tendanciellement, dans le sens de l’unification du monde : les modes de vie de l’Occident sont connus de la terre entière et le désir de s’aligner sur eux est devenu d’autant plus vif». (6) Le fait demeure que l’homogénéisation des comportements au niveau mondial sert de façon décisive les visées commerciales des puissances industrielles. «En effet, écrit Bedjaoui, les barrières d’ordre culturel ou linguistique constituent autant d’obstacles à l’extension des marchés à une échelle rentable. C’est pourquoi les sociétés multinationales cherchent, par-delà les frontières, à mettre en condition tous les hommes pour obtenir le nivellement et la standardisation de leurs réflexes de consommateurs». (7)
Pour avoir tant bien que mal une vision globale et juste de la réalité, il importe de la saisir comme un tout. Deux faits majeurs et corrélatifs sont à retenir : les relations internationales forment un système dont les composantes sont des ensembles culturels distincts ; de tels ensembles produisent, diffusent et consomment des biens culturels.
La culture est un agent des relations économiques internationales dans la mesure où elle façonne les dispositions d’esprit et oriente les attitudes individuelles et collectives. Par-delà les comptabilités, les transactions comportent un phénomène d’interaction et de transformation des cultures. «Le contenu de toutes ces transactions internationales ou transnationales présente une dimension culturelle, c’est-à-dire que ces transactions ne sont pas neutres culturellement mais sont partiellement déterminés par le système de référence culturel». (8)

La culture, par cela même, s’avère un vecteur de préservation et de développement du pouvoir économique de l’ex-métropole ; celle-ci peut à cette fin s’attacher une clientèle de pays satellites en les conservant dans son giron culturel. Les leaders de ces pays sont opportunément enclins à ne traiter une affaire ou un marché qu’avec des partenaires pour lesquels ils ont quelques prédispositions culturelles. Le Maroc, on le sait, entretient des relations économiques et commerciales privilégiées avec la France. Si des opérateurs ou de grandes marques s’installent dans le pays, c’est en raison autant des perspectives de profit que de l’usage du français.
Il se révèle ainsi que sur la scène internationale, les échanges mesurables et non mesurables s’interpénètrent. Le dirigisme culturel et l’hégémonie économique s’épaulent intimement, sont en étroite corrélation. Les échanges culturels fournissent une base de production rentable et bénéficient du développement des rapports économiques.
Il s’ensuit qu’entre pays d’influence culturelle inégale, l’échange lui-même est forcément inégal. C’est que demeure à la base de tous les échanges Nord-Sud le postulat de l’inégalité des cultures. Dans le domaine culturel et intellectuel, comme dans celui de l’économie, les nations subordonnées sont tournées vers l’extérieur, dirigées de l’extérieur. Les liens de plus en plus complexes entre les structures économiques et les structures psychoculturelles font de l’invasion culturelle une composante fondamentale du processus de la domination mondiale.

Au total, il ne suffit pas de considérer l’hégémonie culturelle comme une partie d’un ensemble global, de regarder les produits culturels comme n’importe quel produit matériel auquel on peut appliquer la loi d’échange de marchandises. On se doit de considérer la domination culturelle comme une structure en soi, ayant avec les autres structures de domination politique, économique et sociale des rapports constants d’influence réciproques. Il faut bien se rendre compte de la dimension économique de la culture et de son importance stratégique sur la scène internationale. Le champ culturel est devenu singulièrement le lieu d’une lutte aiguë. La bataille multiforme, ici et là, pour le triomphe de la francophonie en est un exemple criard.

Le prochain papier cherchera à montrer comment les moyens de communication de masse sont à la base du processus de standardisation culturelle… 

Thami BOUHMOUCH
Déc. 2016 – Fév. 2017
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(1) François Perroux, L’économie des jeunes nations, PUF 1962, p. 110.
(2) François Perroux, Indépendance de la nation, Aubier 10-18 1969, p. 292.
(3) Notons à cet égard que la France est le plus grand fournisseur de livres au Maroc.
(4) Youssef Girard, La libération culturelle : l’exemple rwandais http://www.ism-france.org/analyses/La-liberation-culturelle-l-exemple-rwandais-article-20221?ml=true  Je souligne.
(5) Ibid. Je souligne.
(6) Pierre Moussa, Les nations prolétaires, PUF 1959, p. 8.
(7) Mohamed Bedjaoui, Préface à Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 11. Je souligne.
(8) Jean Freymond, Rencontre des cultures et relations internationales. Relations internationales n° 24, Hiver 1980, p. 405. Je souligne.

25 octobre 2016

L’EMPRISE CULTURELLE COMME CONDITION DE LA DOMINATION ECONOMIQUE


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique

Et pour nous dépouiller plus facilement
Plus tranquillement
Il ne met plus la chaîne à nos pieds
Mais à la racine de notre tête… 
Nazim Hikmet


Il existe sans conteste une relation dialectique entre les impératifs économiques de l’expansion occidentale et l’hypothèque culturelle, le refus du dialogue des civilisations. Le modelage culturel constitue somme toute la dimension superstructurelle de l’exploi-tation économique. Ce sont deux aspects concomitants d’un même processus.

La domination coloniale s’exerce par le travail forcé, par la contrainte policière et militaire ; mais elle s’effectue aussi par la tutelle culturelle, par l’emprise sur les consciences. La civilisation industrielle fait régner à travers le monde, par la violence, un système d’organisation de la production à la fois matérielle et symbolique.
Pendant que l’économie de subsistance était démantelée, que l’artisanat dépérissait, quelque chose de beaucoup plus grave se produisait sur le plan culturel : le dédain des particularismes, les blocages à l’instruction, la dépréciation et la mystification de l’homme. Tout, de l’économie à la politique, de la morale à la religion, de la langue à l’instruction, était modelé selon les exigences de l’occupant. La volonté de promouvoir les sociétés dominantes avait pour effet premier de vider les régions dominées d’une partie de leur substance – et cela dans les deux sens du terme : matériel et socioculturel.
Il s’avère donc que dans toute colonisation trois formes de violence se combinent : celle des instruments de coercition, celle de l’exploitation économique, celle des significations imposées. Si la conquête politique visait la substitution aux structures préexistantes d’un appareil politico-administratif moderne propre à la servir et la consolider, si la conquête économique avait en vue de faire main basse sur les ressources et jeter les fondements matériels de la structure inégalitaire, la conquête culturelle en était bien le complément obligé. Elle tendait à dénaturer les systèmes d’organisation sociale, à faire accepter par la force des codes culturels exogènes, à former des supports locaux et les destiner à soutenir le dominateur et prendre son parti.
Sous ce rapport, l’action culturelle coloniale visait invariablement deux buts complémentaires : d’une part, sevrer le pays conquis de son histoire, de ses attaches culturelles ; d’autre part, le détourner de son présent en l’intégrant matériellement et moralement à l’instance dominante, en lui imposant son système de valeurs, en le mettant à sa remorque.

L’hypothèque morale et l’hypothèque économique fonctionnent ainsi de concert. Vouloir établir un ordre de priorité entre le culturel et l’économique en ce qui concerne le processus impérialiste est trompeur autant qu’infructueux. Ces deux instances procédaient toutes deux d’un style de pensée et de conduite qui les liait et les modelait, une manière relativement uniforme d’asseoir les rapports inégaux.
Bien plus, les faits historiques donnent à penser que si l’action et l’influence culturelles dérivent de la puissance matérielle, elles la renforcent à leur tour. M. Bedjaoui l’a exprimé en ces termes : « L’histoire montre surabondamment qu’il n’existe pas d’exemple d’hégémonie économique qui ne soit accompagnée, consolidée et portée par une hégémonie culturelle […] L’ère des Pharaons, l’Antiquité grecque la Méditerranée romaine, l’Europe des Médicis ou celle des Conquistadors, ont historiquement produit un type de culture directement lié à la domination économico-politique ». (1)
On peut estimer toutefois que c’est à partir des années 1880 que les grands capitalismes ont pris pleinement conscience des possibilités que leur offre le champ culturel d’étendre leurs aires de commerce et d’investissement. C’est en effet au début de l’impérialisme dit moderne que les jalons d’une action culturelle d’un genre nouveau sont posés. L’exportation/diffusion de productions intellectuelles et de modèles culturels, le façonnement des mentalités visent à assurer et consolider une position politiquement et économiquement dominante. (2)
Pourquoi donc fallait-il que l’Europe conquérante marginalise des cultures, enferme artificiellement des peuples dans ses catégories ? Outre que les métropoles avaient à justifier leur expansion, elles devaient dans l’intérêt bien compris du capitalisme industriel entretenir le préjugé de l’exceptionnalisme occidental, opérer sur les hommes conquis une action de réduction-appropriation. Pour des raisons évidentes, le système colonial doit inculquer aux colonisés qu’ils ne savent pas fabriquer outils et produits élaborés, qu’ils ont et auront besoin des biens manufacturés métropolitains. Il doit les convaincre d’incompétence innée, les engager à planter, récolter et extraire selon ses besoins.
Au nom donc de l’industrialisme utilitaire, l’ethnocentrisme glissera vers « l’agression silencieuse » (J. P. Lycops) et le totalitarisme culturel. L’homme d’Occident est amené sur cette pente à aviliser et évincer les autres formes de logique. Son réflexe de supériorité, son emprise sur les consciences constituent la condition même de l’hégémonie économique qu’il exerce sur le monde.
Nul doute que l’activité économique comme l’échange reposent sur une différence de potentiel. L’une et l’autre sont mus par l’inégalité de conditions et de capacités d’action. La domestication culturelle – parallèlement au maintien de l’ordre – est à même d’assurer un cadre propice à l'entreprise coloniale, de rendre possible la réalisation d’objectifs économiques. « L’ethnocide implique l’implantation des catégories occidentales qui permettent l’utilisation à des fins économiques de la main-d’œuvre indigène. L’utilisation (ou l’exploitation) physique des populations colonisées ne semble pouvoir être envisagée que corrélativement et par un ethnocide ». (3)
Il existe bel et bien une corrélation entre la conscience colonisée et le contexte socio-économique colonial. L’acculturation en milieu conquis est par-dessus tout une condition négative, un bannissement ; c’est la ruine du dialogue culturel. Est-il possible de penser l’expansionnisme colonial indépendamment de la culture qui le sous-tend ? Le fait impérialiste est un tout, il est économique, social, politique, culturel et humain. Ce qui parait être une juxtaposition de pratiques et d’actions exercées isolément par les marchands, les militaires et les missionnaires (la fameuse « colonisation des trois M »), ne constitue en fait qu’un ensemble d’éléments liés organiquement entre eux. Chaque structure, chaque agent de la colonisation est le support de l’autre, même si les diverses actions ne sont pas toujours concertées.

L’enseignement principal de ce tour d’horizon est que non seulement l’hypothèque économique et l’hypothèque psychoculturelle vont de pair, mais elles fonctionnent selon la même logique. L’idée suivant laquelle le culturel, dans le contexte colonial, ne serait qu’un épiphénomène s’est révélée illusoire. La prépondérance des discours centrés sur l’économique a le grave inconvénient de laisser dans l’ombre les séquelles tangibles du contact culturel traumatique avec le système colonial et d’évacuer le phénomène d’anormalisation des comportements observés dans la phase néocoloniale.
Un point me semble hors de doute : les techniques les plus performantes, l’instrumentation la plus sophistiquée ne parviendront pas à briser les obstacles que leur opposeront l’esprit de démission et le sentiment d’impuissance que l’on a fortifiés en fortifiant le reflexe d’infériorité et de soumission. On pourra mobiliser des capitaux, introduire des savoir-faire ingénieux, faire usage de méthodes pointues pour évaluer des quantités économiques, on n’aura pas pour autant préparé la voie à une véritable dynamique de changement.


Thami BOUHMOUCH
Octobre 2016
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(1) Mohammed Bedjaoui, Préface à Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 11.
(2) Voir à cet égard l’article de Pierre Milza, Culture et relations internationales, Relations internationales n° 24, Hiver 1980.
(3) Robert Jaulin (textes réunis par), La décivilisation, politique et pratique de l’ethnocide, éd. Complexe 1974, p. 151. Je souligne.

13 octobre 2016

LES SEQUELLES ECONOMIQUES DE L’HEGEMONIE CULTURELLE


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique


Le sous-développement tel qu’il est vécu dans nombre de pays est, à maints égards, le produit de l’hégémonie culturelle. (1) L’action désintégrante du contact colonial et les rapports d’assujettissement qui en ont résulté sont une réalité repérable dans l’instance économique… C’est le point abordé dans ce papier.

Si l’on a compris que les sociétés colonisées, tenues pour sous-développées, sont conduites elles-mêmes à se considérer comme telles, on s’aperçoit vite que leurs rapports avec les métropoles sont dès l’origine destinés à demeurer inégaux. Par ailleurs, on sait que chaque culture définit le genre de vie qui lui est propre. Les modèles de consommation sont ainsi relatifs aux conditions particulières de chaque communauté humaine. Or, vu les prétentions des grands centres industriels, de telles différences constituent un obstacle à l’extension commerciale – car les coutumes, les goûts, les croyances et la langue cloisonnent les marchés. On considère en effet que le décalage entre les cultures, pour ce qui est des aspirations et des modes de consommation, est dommageable à la marche du capitalisme industriel. De là – et ceci n’est nullement une contradiction – la nécessité d’une vaste entreprise de nivellement des goûts et des comportements. Il s’agit d’uniformiser, dans une certaine mesure, les modes de vie, au même titre que les articles de consommation.
Aussi la civilisation industrielle a-t-elle établi de puissants réseaux de communication à travers le monde. Elle ne tend pas ce faisant à susciter des échanges réciproques avec les territoires conquis (mis à part son approvisionnement en produits de bases) mais bien à faciliter l’écoulement massif de ses articles manufacturés. R. Garaudy est alors fondé à écrire : « Veillant à ne pas se créer des concurrents mais au contraire des clients, on se garda bien, dans un premier temps, de favoriser le transfert de ses modes de production (industrialisation) mais on encouragea vivement l’imitation de son mode de consommation ». (2)
Progressivement, les réflexes de consommation se modèleront sur les nécessités du marché de l’Occident et la « modernité » sera comprise comme devant passer obligatoirement par ce marché. En pratique, seules les catégories privilégiées sont à même de participer notablement à ce mode de consommation. Il se forme ainsi, avec la complicité plus ou moins consciente de ces catégories, une situation durable de subordination économico-culturelle.

Cette tendance à l’unification, faut-il le préciser, ne résulte pas seulement de mécanismes proprement économiques. Elle est le fruit tout autant de l’ensemble d’actions de façonnement du monde à l’image des sociétés dominantes. C’est dire qu’une relation dialectique existe entre le processus impérialiste et l’hégémonie culturelle. L’homogénéisation des mentalités et des types de conduite devient une condition préalable à la mainmise économique et celle-ci vient renforcer le nivellement des valeurs. Un modèle de consommation défini par l’instance dominante tend à se généraliser et à répandre un genre de vie unique.

Somme toute, la civilisation matérielle industrielle tend à donner un caractère cosmopolite à la consommation. Regardant le monde comme un seul marché, elle destine les colonies à la consommation nécessaire de ses produits. « En un mot, elle forme un monde à son image ». (3) L’ère de l’impérialisme a de fait marqué une étape décisive sur la voie du monde unique… Encore une fois, il ne s’agit pas d’une unification des chances, puisque l’inégalité est maintenue et perpétuée. Il ne s’agit pas non plus d’une étape positive mais d’une étape négative, dès lors que le bien-être dont bénéficient les peuples des métropoles se paye du préjudice de l’extraversion des nations subalternes. Les valeurs et significations que ces nations adoptent ne peuvent aucunement être détournées à leur profit.
Au nom donc de l’industrialisme utilitaire, les colonies sont soumises à une action d’acculturation de longue haleine. Si le droit de coloniser l’autre se trouve ainsi fondé, ce ne peut être que sous la condition de la perpétuation de la différence de potentiel, du maintien par la puissance-mère de son avantage matériel exorbitant. A mon sens, les différences de fortune ne suffisent pas à expliquer pourquoi les pays du Sud dans leur ensemble se résignent aujourd'hui à l’idée de se confiner, s’accoutument à se recroqueviller dans ce qu’Octavio Paz a appelé « les faubourgs de l’histoire ».
C’est sur le plan humain que le problème me semble véritablement se poser. De façon décisive, la coercition coloniale a laissé dans l’âme des hommes des traces profondes. Il n’est que de voir ici et là la conduite de l’individu face à l’occupant d’hier : le sentiment d’infériorité, la paralysie intime de l’être commandent encore son comportement.
Les séquelles de l’ère coloniale subsistent de même au niveau de la collectivité. Dans son ensemble, la société subordonnée est psychiquement inhibée ; elle est dépourvue des aspirations et des ressources sociales nécessaires à toute évolution autonome. C’est le point de vue que soutient G. Rocher : « S’ajoutant aux handicaps économiques (absence de capitaux, de main-d’œuvre qualifiée, etc.), ces faiblesses structurales et psychiques des sociétés colonisées font que leur développement est extrêmement difficile, problématique, dans certains cas presque improbable ». (4)
Sous la tutelle coloniale, l’Afrique est maintenue dans une atmosphère de régression sur les plans social et économique. Au sein du peuple, le système s’emploie à entretenir l’ignorance et l’esprit de soumission, donne libre cours aux croyances les plus rétrogrades. Une telle  mentalité, à l’évidence, s’oppose au besoin de progression et de réussite ; elle ne peut développer l’initiative, encourager l’esprit d’entreprise, susciter l’innovation. (5) Le plus tragique, c’est que si l’Afrique colonisée est tenue à l’écart des techniques modernes ou ne parvient pas à les adopter, elle se met en même temps à délaisser certains procédés ancestraux qui avaient fait leurs preuves, notamment dans les domaines de la valorisation des sols et de la protection des arbres.

Ainsi se dégage un enseignement capital : au cours de leur contact avec l’Occident conquérant, les peuples colonisés ont assurément beaucoup donné, ils ont certes également beaucoup reçu, mais ce qu’ils ont reçu a sans doute le plus notablement contribué à leur perte.
L’exemple a contrario du Japon est significatif à cet égard. Ce pays, loin de se laisser subjuguer par l’agression occidentale, a su repousser le type de tutelle, aussi bien formelle qu’informelle, à laquelle le reste de l’Asie avait cédé. De la sorte, il n’a pas aujourd’hui de puissance-mère qu’il doive instinctivement vénérer et prendre pour référentiel. Il n’a pas de complexe d’infériorité qui le condamne à rester éternellement en retrait sur la scène de l’histoire. Echappant à l’assujettissement, ce pays a pu se débarrasser des contraintes féodales, accélérer l’éducation des masses, assimiler la technologie et l’organisation modernes… Il n’est pas étonnant de le voir, plus tard, faire front à la compétition internationale – avec le succès que l’on sait. Il semble que l’on puisse affirmer que c’est parce que sa cohérence interne n’a pas été désarticulée, que ses ressorts culturels fondamentaux n’ont pas été annihilés que le Japon a pu édifier une société dynamique et une économie puissante.


Thami BOUHMOUCH
Octobre 2016
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(1) Cf. papier précédent : Le coût non chiffrable de la colonisation https://bouhmouch.blogspot.com/2016/09/le-cout-non-chiffrable-de-la.html
(2) Roger Garaudy, Promesses de l’islam, Seuil 1981, p. 162.
(3) Karl Marx, Manifeste du parti communiste, éd. UGE 10-18, 1962, p.25. Il ne s’agit pas là d’un trait particulier : toute culture, en état de prépondérance, projette son logos et ses catégories sur les cultures subordonnées.
(4) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le changement social, éd. HMH Points 1968, p. 240.
(5) Il est vrai cependant que, tout en inhibant les motivations individuelles et collectives, le système colonial engendre des frustrations et une hostilité latente ou déclarée. D’où l’existence d’une volonté d’action et de mouvements de lutte dirigés contre l’occupant. Ce point a été évoqué dans l’article La force désintégrante du contact colonial https://bouhmouch.blogspot.com/2016/08/la-force-desintegrante-du-contact.html

18 septembre 2016

ELITISME ET ATOMISATION DE LA SOCIETE COLONISEE


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique


Après avoir relevé que la violence symbolique (emprise sur les consciences) est le corollaire superstructurel de l’action de désorganisation économique, que les blocages et déviations culturels ont pour effet de socialiser à la dépendance, (1) il y a lieu maintenant de montrer que le fractionnement de la société colonisée compromet toute action collective nécessaire au changement économique. Le succès le plus prometteur et le plus durable de la colonisation reste ce divorce – entretenu – entre les élites subjuguées et le fonds culturel endogène. Car le colonisé, peut-on dire, devient le gestionnaire de sa propre soumission.

Véritable contre-école, la colonisation est aussi une entreprise volontaire et opiniâtre de désagrégation socioculturelle. Il s’agissait d’exciter et d’entretenir l’esprit tribal, de faire renaître les dialectes locaux. Au Maroc, le collège d’Azrou et le Dahir berbère ne sont que deux aspects complémentaires d’une stratégie coloniale à long terme. Des « études berbères » devaient distinguer les éléments ethniques, élargir la faille, disloquer le corps social préexistant. C’est ainsi que, dès 1874 en Algérie et 1914 au Maroc, les zones berbérophones étaient soustraites aux juridictions islamiques.
Le « berbérisme », à l’origine de nombre de déformations de l’histoire du Maroc et de l’Algérie, « consiste à affirmer l’indépendance et l’excellence de l’élément berbérophone de la population, à le tenir pour seul (ou à peu près) assimilable et donc perfectible – et à agir en conséquence ». (2) En pratique, l’objectif était « de bloquer l’arabisation des berbères, d’entraver leur islamisation et de revaloriser leurs traditions et coutumes ». (3)
Un véritable travail de sape a ainsi été entrepris pour diviser et fragiliser une société dont les composantes, avant tout, adhèrent au même système de valeurs. De fait, ce dualisme de commande – qui s’attaquait d’abord à l’islam – reposait sur un contresens socioculturel flagrant. (4)
En Algérie, les Juifs étaient regardés volontiers comme des « Européens d’Algérie » et se voyaient engagés dans un processus délibéré de francisation. Dès 1870, un décret sépara définitivement Juifs et Musulmans. Les uns et les autres sont tous français mais « seuls les premiers sont citoyens sans avoir besoin de remplir la moindre démarche et disposent, par exemple, du droit de vote ». (5)

Les politiques de l’enseignement ont ajouté au fractionnement du groupe social. L’objectif était de créer un enseignement de classe ayant pour fonctions essentielles, d’une part le renforcement des différences sociales, d’autre part la formation du personnel intermédiaire nécessaire et de petits cadres destinés aux entreprises et à l’administration de tutelle. (6)
Par-dessus tout, il s’agissait d’assurer l’ascension d’une élite soigneusement choisie afin de soutenir le pouvoir colonial. En 1924, l’administrateur colonial français E. Roume l’expliquait ainsi : « Considérons l'instruction comme chose précieuse qu'on ne distribue qu'à bon escient et limitons en les bienfaits à des bénéficiaires qualifiés. Choisissons nos élèves tout d’abord parmi les fils de chefs et de notables […] Les classes sociales sont nettement déterminées par l’hérédité et la coutume. C’est sur elles que s’appuie notre autorité dans l’administration de ce pays, c’est avec elles surtout que nous avons un constant rapport de services ». (7)
Le système d’éducation national avait de façon décisive entraîné le divorce entre les masses populaires et l’élite. La bourgeoisie urbaine et la classe dirigeante s’efforçaient de ressembler aux colons et, ce faisant, se coupaient de la réalité endogène. Dans les territoires sous contrôle français, les sujets privilégiés apprenaient la géographie de la France, la vie de Jeanne d’Arc, les batailles de Napoléon, la poésie médiévale, le théâtre de Molière… Le contraste était frappant entre les masses illettrées à la vie difficile et ces minorités factices.


L’impact d’une telle divergence socioculturelle est considérable. On sait que l’élaboration d’une dynamique de développement suppose et exige une prise de conscience de l’intérêt commun, un minimum de convergence et de solidarité. Or la division des habitants des colonies en « indigènes » et « évolués », dans la mesure où elle est appelée à se renforcer et à persister (en s’ajoutant aux divisions ethniques et raciales précoloniales), exclue par là-même toute possibilité d’une évolution autonome cohérente.
G. Rocher est bien de cet avis lorsqu’il écrit : « Cette atomisation de la société colonisée en groupes souvent minuscules, rigidement différenciés, hiérarchisés et hostiles les uns aux autres n’est pas de nature à favoriser l’action collective nécessaire au développement ». (8) Ces minorités promues à l’état d’évolué, qui tiendront un jour les commandes, pourront-elles en effet favoriser des actions génératrices de progrès ? Non, car il tombe sous le sens que les éléments assimilés, profondément imprégnés de l’exceptionnalisme occidental, sont à la remorque de la métropole, acquis à sa cause.
Il est vrai certes que l’instruction élitiste coloniale a malgré tout permis à quelques-uns d’acquérir une conscience politique. Des nationalistes et des contestataires ont bien surgi de l’élite, censée paradoxalement soutenir le pouvoir colonial (P. Lumumba fait partie des « évolués »)… Il est bien normal que les prises de vue sur le phénomène humain admettent des exceptions. Ces exceptions en tout cas paraissent confirmer la règle : à savoir qu’il existe une alliance entre la minorité assimilée et les puissances d’occupation – une alliance qui se prolonge dans la période néocoloniale entre les groupes privilégiés et les puissances politiques, financières et militaires extérieures qui les soutiennent. Les liens ainsi tissés sont assurément des liens d’exploitation et d’assujettissement, non de coopération et de réciprocité.

Thami BOUHMOUCH
Septembre 2016
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(1) Cf. les papiers précédents : La force désintégrante du contact colonial https://bouhmouch.blogspot.com/2016/08/la-force-desintegrante-du-contact.html  et  Modelage et assujettissement en situation coloniale https://bouhmouch.blogspot.com/2016/09/modelage-et-assujettissement-en.html
2) Vincent Monteil, Maroc, Seuil 1962, p. 134. Sur la « spécificité de l’indépendance berbère », voir en particulier l’ouvrage de Faouzi M. Houroro, Sociologie politique coloniale au Maroc, cas de Michaux-Bellaire, éd. Afrique-Orient 1988, pp. 124 et s.
(3) F. Houroro, ibid, P. 127. Il est bien entendu qu’une telle politique comportait des limites. Il ne s’agissait aucunement d’introniser la langue berbère. On ne saurait oublier que « le colonialisme visait des objectifs clairs : la substitution de la réalité linguistique – dans son ensemble, sans distinction entre les éléments arabe t berbère – par la langue et la pensée française… » Mohamed Chami, revue Anoual 5 mars 1993, p. 9. Je traduis.
(4) Il faut garder à l’esprit que les berbères marocains ont activement pris part à la lutte contre la « pacification » française (de 1912 à 1934), comme ils se sont engagés naturellement dans le mouvement pour l’indépendance. Quant au collège d’Azrou, il devint « une pépinière de nationalistes » (V. Monteil op. cit. p. 139).
(6) Cf. à ce sujet, dans le cas du Maroc, M. Abid El Jabiri, Ro’ya takaddoumia li baad machakilina al fikri wa tarbawiya, éd. Maghrébines 1982, pp. 172 et s.
(7) Journal officiel de l’AOF, 10 mai 1924, cité in Les Cahiers français, novembre 1974, p. 38.

(8) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le changement social, éd. HMH Points 1968, p. 228.

8 septembre 2016

MODELAGE ET ASSUJETTISSEMENT EN SITUATION COLONIALE


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique


Les grands centres industriels travaillent à forcer les particularismes des nations dominées, à niveler les goûts et les motivations ; ils tendent à considérer le monde comme un seul marché. L’éviction des cultures, la mystification des hommes font partie intrinsèque des pratiques coloniales et ont pour effet de socialiser à la dépendance.

Modeler les esprits
Le système colonial a ses agents de socialisation qui se chargent d’apprendre à la population à accepter la sujétion. Les chefs traditionnels locaux, comme les missionnaires, contribuent à l’intériorisation des nouvelles normes de conduite morales et économiques. Instrument de gouvernement, supports de la domination, ils concrétisent le changement d’attitudes requis. En fait, le pouvoir colonial ne cherche pas à intégrer totalement la société colonisée mais à la transformer partiellement ; il y crée des groupes d’individus « évolués », il en socialise certains secteurs. De même qu’il n’introduit dans le pays conquis que les seuls moyens et pratiques économiques lui permettant de mettre en valeur les richesses locales, il ne cherche pas à répandre le savoir moderne pour lui-même, mais seulement pour créer les supports locaux nécessaires à son hégémonie et garants de sa pérennité.
La colonisation, par les valeurs et significations qu’elle propage, par les techniques, les produits et la monnaie qu’elle introduit, est nécessairement une ère de changement social. C’est une ère de perturbation de l’ordre établi, d’émergence de besoins et de comportements jusque-là inconnus. Elle a eu pour conséquence la plus grave la destruction des savoirs et usages préexistants, auxquels n’ont été substitués que des imitations propices à l’assujettissement économique. « La société colonisée en vient à ne se percevoir et à ne se définir elle-même que dans et par les rapports de dépendance qu’elle entretient avec la société colonisatrice. […] Elle n’arrive pas à définir une action historique qui soit sienne, parce qu’elle est engagée dans le train et la suite d’une société dont l’historicité lui échappe ». (1)
L’expansion coloniale tend naturellement à imposer à travers le monde des codes culturels qui sont ceux des centres métropolitains. Mais ces codes ne sont pas neutres. Le but de leur transposition est de favoriser la continuation d’une économie de commerce plutôt que l’émergence d’une économie industrielle.

Par-dessus tout, l’enseignement colonial visait à modeler les dispositions d’esprit des écoliers, à pénétrer leur conscience, à les habituer à la subordination. Tout apprentissage capable de transformer des sujets en rivaux était délibérément refusé au peuple comme aux élites. En Afrique, on se gardait de former véritablement les minorités privilégiées de peur de les voir plus tard s’opposer à l’ordre colonial. « Pas d’élite, pas de problème », disait-on. (2)
Le colonisateur doit sa puissance à des connaissances scientifiques et techniques – ce qui lui donne autorité pour décider de ce qu’il convient d’enseigner ou de dissimuler. Aussi ne propage-t-il pas son savoir scientifique, ni son expérience technique. (3) Il agit de même d’ailleurs quand il empêche la culture vaincue d’adopter certains aspects du comportement européen, en interdisant par exemple la constitution de syndicats ouvriers et le droit de grève.
La politique de l’enseignement était dans on essence une politique obscurantiste, destinée à asseoir l’arriération socio-économique. Le pouvoir colonial se méfiait fort de cette « arme à double tranchant » (Lyautey). Qu’on en juge par cette consigne : « un enseignement qui s’installe aux colonies ne saurait être trop modeste. Le danger n’est jamais d’enseigner trop peu, c’est d’enseigner trop ». (4)
En Afrique, l’instituteur local était maintenu à un niveau intellectuel décadent, pour que ses élèves soient encore plus décadents. L’enseignement coranique était toléré pour ce qu’il comportait d’archaïque et d’anti-pédagogique. Après des siècles de colonisation, le taux d’analphabétisme est resté élevé. C. Mostapha écrit : « Le Portugal a quitté le Mozambique après 400 ans d’occupation sans y laisser un seul médecin autochtone ». (5) Dans le même sens, V. Monteil note qu’ « en 1939, sur 1.300.000 enfants marocains scolarisables, un modeste effectif de 25.706 petits Musulmans allaient aux écoles du Protectorat ». (6) A. Laroui, de son coté, fait observer qu’ « on laissa périr les écoles musulmanes, parfois on les ferma, comme dans le sud marocain, et l’on ne fit aucun effort sérieux pour ouvrir des écoles françaises ». (7)

Favoriser l’immobilisme
Il s’agissait (il s’agit toujours) de transférer la technique en tant que marchandise mais pas les nouveaux savoirs. L’acquisition des sciences occidentales s’est faite, « pour ainsi dire, à l’envers : nées d’innovations conceptuelles elles sont reçues par leurs manifestations matérielles ». (8) Ainsi, le colonisateur a pris à contrepied les principes de la connaissance rationnelle, le cheminement nécessaire du conceptuel au pratique. Une telle démarche ne pouvait que bloquer durablement la réflexion opératoire dans les pays subordonnés. L’ironie de l’histoire voulait que ce blocage fut imposé même aux cultures qui ont jadis le plus apporté à la science.
L’atmosphère de dépréciation qui régnait dans les colonies ne pouvait inciter à découvrir les logiques cachées dans le fonds culturel local. Le Japon a échappé à la règle : résolument poussé par le pouvoir étranger à adopter la science et les institutions modernes, ce pays peut se prévaloir aujourd’hui d’être devenu une grande puissance scientifique.
Tel n’était pas le cas des pays arabes et islamiques dont le retard sur le plan scientifique – en dehors des pesanteurs et carences endogènes – peut être imputé à l’action coloniale. De même en Amérique Latine et en Inde, le pouvoir colonial a radicalement fait obstacle pendant plusieurs siècles à la diffusion des connaissances scientifiques. De là, on se rend bien compte « à quel point il est vain d’escompter l’épanouissement d’une activité scientifique dans un régime de type colonial dominé par des préférences commerciales unilatérales et caractérisé par une attitude fondamentalement négative à l’égard de tout programme de développement ». (9)
Quelle est ici la vérité simple à souligner ? Le besoin et la nécessité d’assurer une domination technique et économique irréductible ont amené l’Europe conquérante à s’en assurer les moyens, à empêcher fermement les colonisés à en tirer parti. Au Maghreb, où la population était tenue à l’écart de toute vie publique (« que chacun reste dans son douar »), il fallait invariablement faire obstacle à toutes velléités d’industrialisation. L’immobilisme ainsi arrangé confirmait le dominateur dans sa vision sur l’impuissance des pays assujettis à réaliser leur propre mutation, à provoquer et soutenir un processus réussi. Tout se passe comme si l’inertie et l’apathie étaient une tare inhérente aux cultures extra-occidentales.

Par ailleurs, afin d’affermir le pouvoir de tutelle, il fallait diviser/fragiliser la société colonisée, tout en assurant l’ascension d’une minorité d’alliés consentants. C’est l’objet du prochain papier.


Thami BOUHMOUCH
Septembre 2016
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(1) Guy Rocher, Introduction à la sociologie générale, volume 3 : Le changement social, éd. HMH Points 1968, pp. 235-236.
(2) Voir sur ce point Marie-France Briselance, Histoire de l’Afrique, tome 2, Le temps des conquérants, éd. Japress 1988, p. 144.
(3) Le fait demeure qu’au Maroc notamment c’est grâce à l’apprentissage de la langue française qu’une minorité allait accéder, tant bien que mal, au savoir « défendu ». C’est dire que la pratique de cette langue devait « suivre un cours imprévu et non voulu par le colonisateur » Omar Akalay, Un regard sur l’économie marocaine, Wallada 1991, p. 69.
(4) Georges Hardy, cité par Albert Tévoedjré, La pauvreté richesse des peuples, Les éd. Ouvrières 1978, p. 114.
(5) Chakir Mostapha, Tamane al Hadara al gharbia, Al arabi décembre 1981, p. 20. Je traduis.
(6) Vincent Monteil, Maroc, Seuil 1962, p. 127.
(7) Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, tome II, Maspéro  1976, pp. 114-115.
(8) Charles Morazé, La science et les facteurs de l’inégalité (ouvrage collectif), Unesco 1979, p. 142.
(9) S. N. Sen, Le cas de l’Inde, in Ch. Morazé, ibid, p. 214. Voir pour le monde islamique : Ahmed Y. Al-Hassan, p. 228 ; pour l’Amérique Latine : Federico Pannier, pp. 230 et s.

8 août 2016

POUR UNE APPRECIATION D’ENSEMBLE DE L’ACTION COLONIALE


Série : Le fait colonial et l’extension de l’ordre économique


« La colonisation, ça commence avec une histoire de curé et ça finit par une histoire de curée » Etiemble


Le sous-développement gagne sans doute à être saisi dans ses origines historiques... Il ne saurait être réduit toutefois à un phénomène spatial de désintégration qu’évoquent les termes de dualisme et d’asymétrie, ni à une condition économique résultant d’une relation de domination. L’approche serait plus féconde si l’on s’attache à faire ressortir que l’expansion hégémonique de l’Occident a engendré et perpétué non seulement des structures mais aussi et surtout des comportements.

Les stigmates extra-économiques du contact colonial

Les liens divers de dépendance s’entrecroisent : la subordination politique est propice à l’hégémonie économique ; celle-ci est portée et consolidée par l’hégémonie culturelle. L’économiste ne peut avoir une perception valable du phénomène de la domination externe s’il ne tient compte d’un de ses aspects le plus occulté : l’emprise culturelle et ses multiples implications sur le plan purement économique.
Le fait colonial se révèle en somme un problème humain… et l’embarras qui accompagne le sujet tient à sa charge d’émotivité. D’où les questions majeures : en quoi la colonisation – cette ère fondamentale de renversement des valeurs – a-t-elle « réussi » ? Quels moyens d’influence, quelles procédures le colonisateur a-t-il utilisés pour asseoir et perpétuer son hégémonie ?
Il est indéniable que les intérêts économiques ont constitué un élément marquant de la politique impérialiste. En plus du besoin pressant de matières premières et de denrées alimentaires, il fallait créer des marchés pour les surplus de production. Pour le colonisateur, un pays conquis est en fait d’abord un pays dont il exploite les terres, les mines, les puits de pétrole, les forêts, etc. On sait que Lyautey entendait faire du Maroc « une bonne affaire commerciale et industrielle ».
L’action coloniale traduit la volonté de la métropole de faire des colonies des annexes de son propre développement. Mais, si l’on considère la vérité ultime des choses, peut-on se borner à dire que l’impérialisme était pour l’Europe une simple « question d’estomac ». Une conception insuffisante – et de fait inopérante – consiste à confiner la signification de l’emprise occidentale à un accès à des ressources, aux marchés et aux possibilités d’investissement…


Ici, il convient de nuancer : la domination externe se présente, à proprement parler, sous des modalités successives distinctes : l’ère coloniale, la phase néocoloniale et la situation « postcoloniale ». (1) Dans la première, la conquête s’appuie fondamentalement sur la force militaire, mais la motivation économique constitue le facteur déterminant. Face à l’invasion, la résistance se porte sur la lutte armée et la propagande patriotique. Dans la seconde (l'après-colonisation), il s’agit de préserver les intérêts acquis par la force, d’éviter la rupture – et c’est l’aspect politique qui prime. A ce stade, une élite nationale succède (en partie) à la puissance d’occupation, s’emploie à conserver ses structures et à les affermir. L’une et l’autre s’accordent sur beaucoup de questions, mais cette entente reste implicite ou latente.
La troisième, qu’on situe au début des années 1990, marque le triomphe de l’économie néolibérale et l’effritement ultime du « Tiers-Monde ». La dimension culturelle se révèle pleinement et prend de l’ampleur pour affermir la tutelle. L’alliance entre l’élite au pouvoir et l’instance dominante prend une nouvelle proportion : dans l’ex-colonie, les institutions, les structures, les moyens d’information servent à consolider des intérêts convergents. Désormais la symbiose est patente.
Ces modalités ne s’excluent pas l’une l’autre, l’emprise culturelle n’est pas absente des deux premières phases… En tout cas, « il serait faux de dire que l’économie d’une nation a toujours été à l’origine de ses aventures coloniales ; parfois, il n’y eut pratiquement aucun intérêt économique en jeu ». (2) Bien des mobiles non économiques intervenaient : la religion, le patriotisme, le prestige, l’esprit d’aventure…
R. Thomassy, pionnier de l’idée coloniale au Maroc, a écrit en 1842 : « la France sera nécessairement appelée à y représenter le christianisme et à y combattre en soldat de la civilisation ». (3) Jusqu’aux débuts du XXème siècle, le devoir d’évangélisation préoccupait fortement les colonisateurs français. De Foucaud, qui voulait « donner le Maroc à Jésus », avait effectivement préparé et facilité le travail à l’armée d’invasion. Les missions chrétiennes sont d’ailleurs restées très actives sous le protectorat.

L’esprit d’évangélisation, notons-le, régnait déjà au XVème siècle, alors que la Reconquista battait son plein. Le Portugal et l’Espagne voulaient notamment  porter la guerre sainte au Maroc et mettre en échec l’expansion islamique. De même qu’en Amérique, l’Eglise s’est implantée sous la contrainte, là où les civilisations des Aztèques et des Incas ont été détruites par les conquérants espagnols. (4)
L’expansion coloniale, loin donc d’être une simple réponse à une pression économique, était aussi le fait d’idéologues, de missionnaires, de chefs militaires et de leaders politiques. La France, par exemple, face à l’Angleterre, s’efforçait de surmonter son « complexe d’infériorité latin » et devait trouver dans une politique impérialiste vigoureuse une preuve de puissance et un signe de prestige.
La recherche de la gloire et de la grandeur en effet contribue à modeler réellement l'entreprise coloniale. Cependant, si « l’expansion culturelle joue un rôle fort concret dans le processus complexe de la domination sous tous ses aspects », (5) il faut bien souligner que dans ce processus la culture est à la fois un prétexte et un moyen. Le fait appelle une attention particulière en raison de son impact considérable dans la phase des indépendances formelles.

Sujétion morale et exploitation économique

L’incidence de l’action coloniale varie sous l’influence à la fois des conditions spécifiques de chaque colonie et des mobiles de l’instance dominante. Il y a toutefois un facteur commun aux diverses situations : la soumission intériorisée – toutes catégories sociales confondues – des peuples colonisés. S’il est vrai en effet que les puissances d’occupation ont en vue avant tout d’accaparer les richesses de leurs colonies, elles exercent – parallèlement à cela et par une action consciente – une emprise morale, intellectuelle et linguistique sur les populations…
L’ordre colonial a réussi à créer, bien souvent par la force, des liens culturels entre la métropole et ses dépendances, des liens qui consolideront et perpétueront l’exploitation économique. C’est un fait d’agression créant des situations d’inégalité collectives se répercutant sur les situations individuelles. Un fait plus grave encore que la destruction des métiers manuels et de l’économie vivrière a eu lieu : la destruction de l’identité civilisationnelle des peuples. Une certaine vision du monde était destinée à se propager ; elle nous confronte avec la question capitale de savoir comment elle produisit ce déséquilibre durable entre sociétés nanties et sociétés végétatives.

Bien entendu, l’analyse serait tronquée si elle mettait toutes les défaillances sur le compte de l’intrusion extérieure. Il est vrai, comme le soutient P. Pascon, que tout n’était pas parfait auparavant : « Le colonialisme a-t-il eu cette superpuissance de faire naitre l’ensemble du Mal après un Bien total ? De ce manichéisme il faut sortir au plus vite sous peine d’ossifier un dogme pour toutes les générations à venir »… (6) Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de l’hypothèque économique proprement dite, l’état actuel des pays considérés tire son origine de leur soumission à la domination culturelle et morale exercée durant la période coloniale et dont elles n’ont pas réussi à se défaire aujourd’hui.
Pour bien des pays en effet le problème persistant est de s’insérer dans un mouvement d’émancipation véritable. Mais, comme le notait à juste titre M. Bedjaoui, « c’est parce qu’il [le tiers-monde] a été culturellement, socialement et économiquement appauvri et diminué par la domination coloniale et l’impérialisme, qu’il risque encore plus de manquer de ressort pour percevoir et écarter les erreurs dans sa marche vers le développement ». (7)
L’explication gagne donc à être fondée sur la nature profonde et les motivations de la conquête coloniale. C’est largement par suite du contexte global de ce moment décisif que le problème du sous-développement demeure si ardu et qu’on parait loin de le voir résolu.


Thami BOUHMOUCH
Août 2016
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(1) L’expression prend ici le sens particulier que lui attribue Mahdi Elmandjra. Cf. son ouvrage Al harb al hadaria al oula, éd. Ouyoun 1991, pp.29 et 73.
(2) Heinz Gollwitzer, L’impérialisme de 1880 à 1918, Flammarion 1970, p. 77.
(3) Cité par Germain Ayache, Etudes d’histoire marocaine, SMER 1979, p. 9.
(4) De nos jours, les efforts d’évangélisation du monde arabe, portant particulièrement sur des groupes ethniques censés être réceptifs, s’inscrivent dans des projets de sécession et de morcellement à visée impérialiste : c'est le cas avec les minorités kurdes d'Irak et de Syrie, mais aussi avec les Kabyles et les Berbères au Maghreb.
(5) Jacques Thobie, La France a-t-elle une politique culturelle dans l’Empire ottoman, Revue Relations internationales n° 25, 1981, p. 21.
(6) Paul Pascon, Repenser le cadre théorique de l’étude du phénomène colonial, Revue juridique politique et économique du Maroc (Rabat) n° 5, 1979, p. 130.
(7) Mohamed Bedjaoui, Pour un nouvel ordre économique international, UNESCO 1979, p. 73. L’erreur dont parle l’auteur, c’est de s’engager dans la voie de la facilité : le recours à l’imitation servile et inefficiente, l’absence d’efforts créatifs…